4) La troncature des textes comme méthode de falsification de l’histoire des peuples : l’exemple du jésuite M. MARTIN

Le « Nouvel Observateur » est un magazine de presse très connu en France. Destiné à un large public, ce journal est par conséquent tout aussi bien lu par des non-spécialistes que par des personnes plus averties. S’agissant du sujet qui nous intéresse, l’Egypte, les années 1997-1998 furent une période de publication importante pour les revues culturelles et scientifiques.

Il faut en effet rappeler que l’année 1998 était en France une année particulière. Il s’agissait de célébrer dignement le bicentenaire de l’historique expédition de Napoléon en Egypte (1798).

C’est pourquoi la rédaction du « Nouvel Observateur », entre autres, décidait au mois de juin 1997 de faire paraître un numéro Spécial-Egypte. Parmi les participants les plus connus et contactés pour ce numéro, on peut citer Christiane DESROCHE NOBLECOURT (égyptologue), Jacques LACARRIERE (traducteur déjà cité plus haut), Pascal VERNUS (égyptologue), Dimitri MEEKS (égyptologue), Jean LACOUTURE (historien), Elisabeth DAVID (égyptologue). Nous nous sommes arrêtés, au fil de la lecture du journal, sur un article écrit par un des autres participants, spécialiste de la culture copte.

Maurice MARTIN (il est désigné par l’appellation de Père Martin dans le magazine), un jésuite anciennement professeur de philosophie, est présenté par le « Nouvel Observateur » comme étant l’un des spécialistes les plus reconnus de la culture copte. Il a d’ailleurs écrit dans le bulletin du célèbre Institut français d’archéologie orientale (BIFAO). Il est actuellement le bibliothécaire du Collège de la Sainte famille, situé au Caire en Egypte.

L’article qu’il écrit dans le numéro hors série du « Nouvel Observateur » (juin 1997) est intitulé « A la rencontre des coptes ». Il y est question des étapes importantes qui ont jalonné, depuis le XVIème siècle, la découverte de l’Histoire et la culture copte (l’Egypte chrétienne) après une période d’oubli. Le jésuite Athanase KIRCHER, le Père dominicain VANSLEB, et VOLNEY sont quelques-unes des personnalités qui ont participé de façon effective à ce travail d’exhumation.

Ayant jugé utile pour sa démonstration de faire quelques citations tirées des œuvres de ces personnalités, M. MARTIN utilise donc un passage d’un des ouvrages importants de VOLNEY.

Qui était VOLNEY ? Constantin-François de CHASSEBOEUF, dit Conte de VOLNEY, est contemporain de Napoléon BONAPARTE. Né en 1757 et mort en 1820 à Paris, ce savant français fait partie des hommes que l’érudition française n’a pas oublié.

Passionné par l’Histoire et les langues anciennes, il voyagea beaucoup, notamment en Egypte, d’où il rapporta nombre d’observations précieuses pour l’expédition de son ami BONAPARTE en 1798 (Voyage en Egypte et en Syrie , 1787). Auteur également d’ouvrages d’érudition, VOLNEY aura bénéficié, entre autres distinctions, du privilège d’être membre de l’Institut ou encore titulaire de la chaire d’Histoire à l’Ecole normale, laquelle école venait d’être fondée. C’est dire la haute estime qu’on lui réservait à cette époque, et le mérite qui était le sien de son vivant. Ses œuvres complètes ont été rassemblées dans 8 volumes.

Voilà quelques rappels utiles pour situer ce savant dans l’univers intellectuel de l’époque. Ils sont volontairement très brefs, car nous devons revenir au Père MARTIN.

Ce dernier, qui a noté le contraste existant entre la grandeur passée de l’Egypte et la dégradation culturelle de la communauté copte, utilise un commentaire du Père VANSLEB qu’il veut ensuite confirmer avec celui de VOLNEY.

Nous reproduisons tel quel le passage de l’article du Père MARTIN, dans lequel il cite VOLNEY : « A la fin du XVIIIème siècle, à la veille de l’expédition d’Egypte, VOLNEY dans son « Voyage d’Egypte » répète aussi VANSLEB, cette fois ci en termes de l’époque des Lumières : « Quel sujet de méditation de voir la barbarie et l’ignorance actuelle des coptes, issus de l’alliance du génie profond des Egyptiens et de l’esprit brillant des Grecs, de penser que cette race aujourd’hui l’objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences… » » (Maurice MARTIN, « A la rencontre des coptes », Le Nouvel Observateur : sagesse et mystères de l’Egypte – Hors Série Spécial-Egypte, N° 30, Juin 1997, p. 53). Il est important pour la suite d’indiquer que les trois points de suspension en fin de citation ont été reproduits par nous tels que le Père MARTIN les a rédigé. En effet, nous verrons plus loin qu’ils ne sont pas là par hasard.

Le lecteur de bonne foi pourrait penser en toute confiance, s’il n’y prenait garde, que le texte précité est bien de la plume de VOLNEY. Il n’en est rien. En effet, voici le texte authentique du savant tel qu’on peut le lire dans son ouvrage : « Quel sujet de méditation de voir la barbarie et l'ignorance actuelle des coptes, issus de l'alliance du génie profond des égyptiens et de l'esprit brillant des grecs, de penser que cette race d'hommes noirs aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences » (VOLNEY, Voyage en Egypte et en Syrie, éd. Mouton & Co La Haye, 1959, p. 64).

Nous avons choisi de souligner quelques termes du texte authentique de VOLNEY à bon escient. En effet, ces termes sont littéralement absents du passage dans lequel Maurice MARTIN croit citer VOLNEY. Nous verrons également que cet « oubli » n’est pas fortuit.

Pour comprendre davantage la signification réelle de ce que VOLNEY a écrit, il est utile de préciser les motivations du savant quand il se rend en Egypte précisément. VOLNEY faisait partie de ceux qu’un pays comme l’Egypte fascinaient. Le goût passionné pour l’Antiquité aidant, il se rend donc au pays des pyramides afin d’y observer les divers aspects notamment le peuple. Les coptes, sur l’origine desquels il s’interroge, vont susciter chez lui une réflexion qui va trouver une issue dans la rencontre avec le sphinx. Ce monument grandiose, dont la physionomie était semblable à celle des Noirs africains, sera pour VOLNEY une clé essentielle.

Mais laissons le savant s’exprimer lui-même et ce, deux pages avant le passage cité plus haut : « En considérant le visage de beaucoup d'individus de cette race, je lui ai trouvé un caractère particulier qui a fixé mon attention: tous ont un ton de peau jaunâtre et fumeux qui n'est ni grec ni arabe; tous ont le visage bouffi, l’oeil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse ; en un mot une vraie figure de mulâtre. J'étais tenté de l'attribuer au climat lorsqu'ayant été visiter le sphinx, son aspect me donna le mot de l'énigme. En voyant cette tête caractérisée nègre dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'HERODOTE, ou il dit : "Pour mot j'estime que les Colches sont une colonie des égyptiens parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus ; c'est à dire, que les anciens égyptiens étaient de vrais nègres de l'espèce de tous les naturels de l'Afrique; et dès lors on explique comment leur sang, allié depuis plusieurs siècles à celui des romains et des grecs, a dû perdre l'intensité de Sa première couleur, en conservant cependant l'empreinte de son moule originel » (Idem, p. 62-63). VOLNEY écrivant ce texte en pleine période d’esclavage, voilà pourquoi le savant parle de « Race d’Hommes noirs aujourd’hui notre esclave ».

sphinx de Ghizeh
Le sphinx de Ghizeh. Son caractère africain n'a pas échappé à nombre de voyageurs érudits (VOLNEY, Vivant DENON, Gustave FLAUBERT).

On ne comprend que trop bien, à la lumière de ces quelques précisions données, l’intention malsaine du Père MARTIN que traduit sa citation légèrement modifiée en connaissance de cause. En outre, pour que la démonstration soit plus probante, nous allons reproduire à nouveau le texte de VOLNEY que Maurice MARTIN a délibérément falsifié, en remplaçant les trois points de suspension qu’il introduit furtivement en fin de citation, par la suite du texte original.

Voilà donc le passage complet tiré du livre de VOLNEY : « Quel sujet de méditation de voir la barbarie et l'ignorance actuelle des coptes, issus de l'alliance du génie profond des égyptiens et de l'esprit brillant des grecs, de penser que cette race d'hommes noirs aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu’à l'usage de la parole; d'imaginer enfin que c'est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la liberté et de l'humanité, que l'on a sanctionné le plus barbare des esclavages, et mis en problème si les hommes noirs ont une intelligence de l'espèce des blancs ! » (Ibid. p. 64).

Le contexte dans lequel VOLNEY s’exprime est par conséquent clair. Il comprenait en voyant le sphinx et sa physionomie typiquement africaine pourquoi HERODOTE avait déposé un tel témoignage. Il comprenait en outre, qu’après les invasions successives de l’Egypte par les peuples assyriens, phéniciens, grecs, romains, arabes à partir de la Basse époque (VIIème siècle av JC),  il était logique que les traits physiques qui jadis désignaient des Noirs africains typiques se soient relativement estompés.

C’est tout le sens même du discours de VOLNEY qu’il faut rétablir avec force ici.

Vouloir, comme l’a fait le Père MARTIN dans son article, utiliser une citation de l’oeuvre de VOLNEY en l’escamotant pour des convenances personnelles, relève de la pure escroquerie intellectuelle.

Deux remarques évidentes sont à faire à ce sujet. D'une part, et nous venons de l’écrire, Monsieur MARTIN cite un texte d’un ouvrage de VOLNEY en prenant soin de le tronquer auparavant, et d'autre part, il utilise ce même passage dans un contexte qui n'a rien à voir avec celui dans lequel VOLNEY l'avait écrit lui-même, ce qui lui donne une acception nouvelle.

La citation qu’a fait Maurice MARTIN aurait dû contenir la ponctuation suivante […] à la place des mots qu’il a supprimés arbitrairement, comme il est d’usage. Non, il a préféré effacer purement et simplement des termes quelque peu gênants pour ce qu’il avait à défendre dans ce magazine.

Nous voulions dénoncer, par et au-delà de cette tentative honteuse de mystification des lecteurs du « Nouvel Observateur », une nécessité persistante chez certains spécialistes. Et nous avons vu plus haut qu’elle n’était pas nouvelle. Nous pouvons rajouter en prime qu’en cela, monsieur Maurice MARTIN s’empresse de réactualiser une attitude que Jacques Joseph CHAMPOLLION avait déjà exprimé, et dont Cheikh Anta DIOP (1954) avait noté avec vigueur le manque d’objectivité. Le frère aîné du fondateur de l’égyptologie moderne, chagriné du témoignage de « la grave autorité » VOLNEY, s’était consolé tout seul en qualifiant l’opinion de l’historien d’ «évidemment forcée et inadmissible ». Raison principale à cela, toujours d’après l’auteur, la couleur noire de la peau et les cheveux crépus « ne suffisent pas pour caractériser la race nègre » ! (Jacques-Joseph CHAMPOLLION, Egypte ancienne, 1834, pp. 26-27).  Aussi étonnante et malheureuse qu’elle puisse paraître, une volonté à peine voilée de masquer tant bien que mal les origines Noires et africaines de l’Egypte ancienne, vient miner la diffusion d’une connaissance de l’Egypte ancienne plus en rapport avec ce qu’elle était, une civilisation Noire et africaine.

C’est à ce genre de falsification des documents que Cheikh Anta DIOP avait du faire face dans son travail incessant de recherche de la cohérence historique en Afrique. La compréhension de l’histoire des civilisations africaines dans leur linéarité nécessitait un rétablissement des faits, dépassant les a priori concernant les africains  et leur culture. Il est important de l’indiquer.

Nous avons donc pu constater avec l’exemple de Maurice MARTIN, à travers un article tendancieux, de quelle façon l’on pouvait sans prudence être pris au dépourvu, et être orienté vers une vision subjective de l’Histoire des peuples. Le catéchisme qu’a voulu nous livrer ce jésuite spécialiste de la culture copte ne fait, bien sûr, pas honneur au fondateur de la compagnie de Jésus Ignace DE LOYOLA !

VOLNEY, pour sa part, devrait s’être déjà retourné dans sa tombe.  Le dogmatisme et l'idéologie n'ont pas leur place dans les sciences si ce n’est pour les entacher. Le bon sens, la bonne foi et l'honnêteté doivent être les fidèles compagnons d'hommes qui prétendent être des scientifiques.

Nous devons malheureusement conclure, à propos du Père MARTIN et de son article « scientifique », qu'une telle malhonnêteté consciente ne saurait entrer en adéquation avec l'intégrité et la probité intellectuelle. Le vicieux bricolage qu'il s'est autorisé à faire avec le texte d'un illustre et honnête scientifique (VOLNEY), réduit considérablement la crédibilité  qu'on serait tenté de lui octroyer.

Son attitude hautement idéologique, et surtout teintée de racisme, est pour le moins révélatrice d’un état d’esprit incompatible avec la science. Le Père MARTIN a par conséquent failli dans sa mission, et il est bien regrettable qu’un journal comme le "Nouvel Observateur" ait servi de courroie de transmission à une telle dérive.

M. égouy étudiant





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